Membre de l'Académie tunisienne
Psychanalyste
Professeur honoraire, Université Paris Cité
Préface
Thierry Lamote*
A partir du 25 septembre 2018, plusieurs mails émanant de Gérard Pommier furent massivement envoyés à des psychanalystes et des universitaires. Les textes semblaient dénoncer les États Généraux psy sur la radicalisation, qui devaient se tenir au mois de novembre 2018, mais ciblaient surtout leur principal artisan, Fethi Benslama, président du comité d’organisation de ce grand événement international, qui était directement accusé de violences sexuelles. Après le dépôt d’une plainte, ces mails s’arrêteront pour être relayés durant six mois par d’autres mails provenant d’une fausse agence appelée Infonews, domiciliée à une adresse inexistante, aussi massivement adressés aux communautés universitaires et psychanalytiques. Les envois sont rédigés dans un style comparable à celui de Gérard Pommier et mettent en cause d’autres enseignants du Département d’Études psychanalytiques de l’université Paris 7. Suite à des plaintes déposées par 6 personnes régulièrement ciblées, les envois sont à leur tour suspendus pour se poursuivre via d’autres noms d’auteurs.
Au milieu de ce fatras chaotique de propos, d’amalgames politico-théoriques, Fethi Benslama est d’abord comparé aux psychanalystes compromis avec des dictatures, avant de devenir l’astre noir d’une conception crépusculaire de l’université : Paris Diderot, nous explique-t-on, de sa plus haute hiérarchie à ses agents administratifs, serait entièrement soumis à son exubérante vitalité sexuelle, laquelle aurait le pouvoir insensé, quasi magique, de lancer ou de freiner des carrières. Dans cette version paranoïaque du mythe freudien de la horde primitive, Fethi Benslama occuperait la place du père originaire, celui qui soumet chacun à sa jouissance dérégulée, hors la loi. Dès lors, le monde académique, tel que décrit dans un mail d’Infonews de novembre 2018, se diviserait en deux : d’un côté les soumi(se)s, à savoir des femmes ayant cédé à l’appel de la promotion canapé, et des hommes infantilisés, des fils apeurés et éteints, parmi lesquels on pourrait aussi trouver des « enculés », comme Pommier le dit élégamment dans des SMS d’intimidation (Cf. Doc. n°17) ; de l’autre côté les insoumi(se)s, des femmes et des (vrais) hommes qui résistent au pouvoir du « monarque oriental », quitte à en payer héroïquement le prix. L(es) auteur(s) croi(en)t-il(s) vraiment que l’université fonctionne telle une ronde de marionnettes agitées par les pulsions d’un homme, d’un seul homme à qui l’on confère un pouvoir à la limite du divin ?
Au fond, cette question n’a aucune importance ; ce qui compte, c’est que d’autres y ont cru. Tout d’abord la journaliste Lénaïg Bredoux, à qui l’on doit un article paru dans Mediapart fin novembre 2018, dont l’ensemble du propos, et jusqu’à la structure de son texte (victimes anonymisées contre complices dont les noms sont révélés au grand jour), vise à soutenir deux thèses liées entre elles : l’université Paris Diderot est régie par une clique (1èrethèse), qui n’hésite pas à intimider les victimes des harcèlements de leur chef nommé Fethi Benslama (2ème thèse). Plus inquiétant, comme on le comprend en lisant les documents présentés dans l’entretien qui suit, cette thèse semble également avoir fourni le seul axe interprétatif qui a orienté l’enquête diligentée par la Présidente de l’Université, et menée à charge par deux inspecteurs de l’IGAENR. Ces deux textes, en reprenant à leur compte l’assertion d’allure paranoïaque des mails de délation, lui ont donné la légitimité institutionnelle qui lui manquait : la caution du journalisme et celle de l’Éducation nationale.
Le fil quasi ininterrompu de ce long discours tenu depuis plus d’un an, délirant et incantatoire, entre harangue et pamphlet, s’éteignant ici et se rallumant là, maintient une tension permanente dans les dispositifs d’enseignement et de recherche en psychanalyse de l’Université Paris Diderot. A tel point que l’on comprend rapidement qu’au-delà des hommes et des femmes désignés à la vindicte, c’est le département d’Études Psychanalytiques de cette grande université, l’un des fleurons internationaux de la psychanalyse à l’université, qui semble, en dernière instance, visé. Comme si les hommes et les femmes calomniés n’étaient que les moyens d’atteindre la véritable fin de ce vent mauvais qui souffle depuis 18 mois sur les enseignants et les étudiants : en finir avec la psychanalyse à l’université elle-même.
Cet entretien salutaire pourrait bien inverser la vapeur. Fethi Benslama, qui s’est tu jusqu’à maintenant afin de laisser la justice travailler sans être parasitée, prend la parole pour révéler les dessous de cette affaire. Ce que l’on prenait pour une « masse » n’est en réalité qu’un effet secondaire de l’anonymisation des accusateurs/accusatrices : lorsqu’on lève le voile, quelques noms apparaissent, qui nous engagent bien loin de l’héroïsme revendiqué. En appuyant son propos sur des éléments factuels – mails et SMS personnels, éléments administratifs précis –, l’ancien directeur de l’UFR d’Études psychanalytiques démonte ici, une à une, l’ensemble des accusations portées contre lui et l’administration dont il a eu la charge durant 10 ans. Ne restent, au terme de la lecture des faits ainsi argumentés, qu’un reliquat de ce que l’humanité peut avoir de plus ordinaire : ambitions déçues, haines interpersonnelles, jalousies ; politique aussi, mais pas là où on l’a située. Et un constat inquiétant : à l’ère de la post-vérité, en un temps où l’on prétend ne plus s’encombrer des faits pour n’accorder d’importance qu’aux émotions individuelles et collectives, on peut accuser n’importe qui de n’importe quoi – et surtout de ce qui suscite la furie populaire, tout ce qui touche à ce que le sexuel a de plus avilissant, notamment le harcèlement sexuel –, sans preuves autres que la parole accusatrice, et déclencher en toute impunité des lynchages collectifs, l’esprit tranquille, protégé par l’anonymat des réseaux sociaux.
Au moment où éclatent et se multiplient les affaires de violences sexuelles réelles, il est devenu difficile, et même hautement risqué, de faire valoir les principes du droit pour tous, comme s’il était impossible de se positionner à la fois du côté de la lutte contre les violences faites aux femmes, et de défendre la présomption d’innocence, a fortiori lorsqu’aucun élément factuel n’étaye l’accusation. Nous vivons en un temps de néo-légalité où toute parole dénonciatrice vaut jugement de culpabilité, la sanction immédiate étant la mise au pilori du supposé criminel. Dans ce contexte glissant, il est bon de rappeler que cet entretien, qui met les protagonistes face à leurs responsabilités, doit être lu en gardant en vue un élément important : au terme de toute cette tempête où plusieurs personnes ont été discréditées et trainées dans la boue, où l’enseignement de la psychanalyse à l’université se retrouve lui-même fragilisé, aucune sanction, ni administrative ni pénale, n’a été prononcée contre Fethi Benslama. Or la justice, si elle ne punit pas sur de simples accusations verbales, sanctionne en revanche, lorsqu’on produit les éléments factuels ad hoc, la dénonciation calomnieuse, la diffamation et l’injure publiques. Que les procureurs autoproclamés qui se croient protégés par l’anonymat des meutes postmodernes gardent cela bien en tête : à bon entendeur…
* Maître de conférence, Université de Paris